Tours, le 20 mai 1999
Mon cher Balzac
Le bicentenaire de ta naissance a provoqué un raz-de-marée
éditorial, multiplié les expositions , conférences,
émissions, films, CD-Rom etc ... Inutile de dire que cette réalisation
est sans doute bien indigne de ton génie, mais nous tenions néanmoins
à te rendre hommage depuis un modeste lycée , héritier
d'une Ecole Primaire Supérieure qui vit le jour discrètement
en 1882 dans la maison où tu es né à Tours et qui est
situé maintenant dans ton quartier du Curé de Tours
, à l'ombre de la cathédrale .
Tu sembles dans tes oeuvres et dans ta vie, craindre parfois la démocratie
voire les classes populaires urbaines; certaines de tes héroïnes
, comme Mme de Mortsauf , semblent redouter l'esprit des lycées...
Mais sois rassuré grâce à la démocratie, à
l'école pour tous, ton oeuvre n'est pas lue seulement par des femmes
de trente ans , et par l'élite européenne de Paris à
Kiev : aujourd'hui , en édition de poche , elle est accessible dans
toutes les écoles et tu serais bien surpris, toi qui découvris
le train, lors de tes voyages , de voir ton oeuvre à l'étalage
des halls de gare aux côtés des journaux dont tu devinas l'importance
croissante
.Toi qui eus tant de dettes , nous tenions par cette modeste contribution
à te rembourser au moins partiellement notre dette à l'égard
de celui qui fit du roman une oeuvre littéraire essentielle , nous
fit maintes fois rêver , mais aussi comprendre les ressorts sociaux
et le monde des sentiments intimes . Enfin , parfaits tourangeaux , indolents
comme tu nous as souvent décrits, flânant en suivant tes traces,
nous avons aussi découvert, comme toi, combien la Touraine est belle
.
Comment oser évoquer une oeuvre aussi impressionnante que ta Comédie
humaine, une société aussi variée que celle de ton
univers , une correspondance qui à elle seule est un roman à
intégrer dans Scènes de la vie privée , et plus
particulièrement tes lettres à ton Eva venue de l'Est, lettres
qui ont de quoi désespérer tous les amoureux de la terre qui
n'auront jamais un tel courage à s'épancher ?
Comment face à une telle oeuvre, comment au milieu
de tant de discours , de controverses et d'études savantes , oser
présenter ce modeste hommage à ton génie, mon cher
Balzac ?
Il faut sans nul doute une bonne dose d'inconscience , mais aussi une
conviction fermement enracinée : à quoi bon tout ce tapage
commémoratif , si le jeune scolaire de 1999 ne te lit pas , ne perçoit
pas, ne serait-ce qu'un seul des reflets de ton oeuvre, de ton époque,
de tes réflexions, de ta vie romanesque,du monde que tu découvris
au travers de tes voyages et s'il ne parvient pas à l'exprimer pour
mieux l'assimiler et réagir ?
Tu n'as connu ni l'ordinateur , qui sans vouloir te vexer, t'aurait
évité de fatiguer tes éditeurs par tes multiples ratures
, ni l'hypertexte , qui t'aurait permis de mettre en relation tous
les personnages de ta comédie humaine ; ni Internet qui t'aurait
facilité la diffusion
de ton oeuvre dans le monde entier ; c'est avec ces outils que nous
avons donné un petit coup de projecteur sur ton oeuvre ; mais ne
regrette rien : ce fut aussi pour nous un sacré travail de galérien
, et si tu avais eu un ordinateur, tu ne nous aurais pas livré tes
multiples brouillons , et nous n'aurions pas compris que la pensée,
l'écriture ne jaillissent pas d'un trait , mais qu'elles demandent
toujours à être travaillées et façonnées
à nouveau .
Toi qui fus l'un des pionniers de la défense des droits d'auteurs,
tu aurais eu bien du mal à sauvegarder tes droits sur la
toile planétaire, sorte de salon de lecture virtuel des temps
modernes, mais sache qu'à l'aube du troisième millénaire
nous avons encore bien du plaisir à palper le papier de tes
oeuvres, édition Furne ou édition de poche , et que tu ne
fus pas en vain un galérien de "plume et d'encre"
Michel Le Goff, un petit galérien de l'ère numérique |